Quand la réalité devient marchandise : lecture philosophique de La realidad difusa (2025), d’Alberte Momán Noval


Il y a des livres qui vous font sentir, page après page, que vous lisez — non pas seulement une intrigue — mais un diagnostic. La realidad difusa appartient à cette catégorie : à la fois roman de personnages, fresque sociale et essai oblique sur les transformations de la perception contemporaine. Alberte Momán Noval ne réduit pas son projet à une démonstration sociologique ; il construit une expérience littéraire qui exige du lecteur qu’il réfléchisse à ce que signifient, aujourd’hui, vérité, désir, corps et responsabilité. Pour y répondre, il est utile d’avoir recours à la boîte à outils de la philosophie contemporaine : la notion de simulation chez Jean Baudrillard, celle de biopouvoir chez Michel Foucault, l’idée d’état d’exception chez Giorgio Agamben, la notion de société du contrôle chez Gilles Deleuze, ainsi que les travaux sur la précarité et la vulnérabilité (Judith Butler, entre autres). Ces cadres ne « donnent » pas la signification du roman ; ils aident à le lire, à en repérer la singularité et la portée.

1. Un prologue manifeste : la prophétie du « créateur de réalités »

Le roman s’ouvre sur la voix d’un personnage qui avoue, avec une rusticité presque professionnelle, son métier : fabriquer des réalités pour des partis, des entreprises, des armées. Ce passage fonctionne comme un manifeste programmatique. Ce « créateur de réalités » n’est pas un gourou charismatique ni un savant fou : il est le technicien banal de la persuasion, celui qui sait comment rendre une fiction suffisamment « plausible » pour qu’elle s’inscrive dans l’ordre du vécu.

C’est ici que la lecture baudelairienne / baudrillardienne s’impose : Baudrillard décrivait la société contemporaine comme celle des « simulacres » et des signes qui n’ont plus de référent réel. Momán nous montre la fabrication délibérée de ces simulacres — non comme accident mais comme métier. La conséquence, déjà suggérée chez Baudrillard, est que la profusion d’images et de scénarios conduit moins à une disparition du mensonge qu’à une dilution de la frontière entre vrai et faux ; l’excès produit une indifférence cognitive. Chez Momán, la formule du « créateur » illustre cette économie de la simulation : la réalité devient un service, un produit à destination d’usagers (électeurs, consommateurs, soldats). La question philosophique — et politique — se pose alors en toute simplicité : qu’est-ce qui reste de la capacité critique d’un sujet quand son environnement perceptif est conçu, calibré et mis en marché ?

2. Tersites : figure tragique d’une époque contrôlée

Au centre du roman, Tersites (nom chargé d’écho homérique) est un ancien policier qui bascule de l’intérieur du pouvoir vers la condition de fragilité. Sa chute est à la fois sociale (suspension disciplinaire, précarité matérielle) et ontologique : il perd la capacité de faire la différence entre désir authentique et impulsion induite. La scène — devenue presque paradigmatique du roman — où il se découvre pris d’un désir irrépressible pour une brioche au chocolat qu’il n’a jamais aimée, avant même de se rendre compte qu’il s’agit d’un programme implanté dans sa psyché, est exemplaire.

Il faut ici convoquer la notion deleuzienne de « société de contrôle » : Deleuze a suggéré que les formes contemporaines de pouvoir ne s’exercent plus seulement par institutions fermées (usines, prisons), mais par des mécanismes diffus — protocoles, dispositifs numériques, incitations — qui moduleraient et corrigeraient les conduites en continu. Le désir manipulé de Tersites illustre cette modulation : il ne s’agit plus d’interdire, mais de diriger, non par loi mais par incitation. Deleuze écrivait que le sujet moderne est pris dans des flux de contrôle ; Momán transforme ce diagnostic en expérience vécue.

Ajoutons la lecture foucaldienne : le biopouvoir, chez Foucault, n’est pas simplement la discipline individuelle, mais la gouvernance des populations par le biais de dispositifs qui « gèrent » la vie. La publicité, les campagnes, la fabrication de l’opinion sont à la fois technologies de gouvernement et formes de pouvoir qui rendent le sujet gouvernable. Tersites est exemplaire de l’être gouverné sur le plan des affects ; sa crise n’est donc pas seulement psychologique, elle est politique.

3. Précarité, corps et économie : Etra et la vie réduite à la survie

La maison d’Etra — ce personnage âgé, attentif et humble — est le lieu où la vulnérabilité sociale se révèle sous son aspect le plus intime. Momán décrit la pauvreté non comme décor pittoresque mais comme condition existentielle : nourriture frugale, lits réparés, gestes de soin. Etra incarne la « vie nue » que, chez Agamben, la modernité politique tend à séparer de la pleine citoyenneté : elle existe à la lisière du droit, de la dignité et de la visibilité.

Judith Butler a travaillé la notion de précarité comme expérience partagée et politique — la reconnaissance du fait que certains corps sont socialement exposés à la violence et que cette vulnérabilité appelle formes nouvelles de solidarité. L’éthique d’Etra (son soin constant pour Tersites malgré tout) fait contrepoids à l’érosion de la sphère publique : elle rappelle que la réponse à la précarité ne se trouve pas dans la résignation mais dans la persistance d’un lien humain. Momán met ainsi en scène un double constat : la précarité fragilise les systèmes de reconnaissance sociale; mais le soin — élément éthique de base — conserve une fonction résistante.

4. Violence reproduite : de la victime au bourreau

Un tournant cruel du roman est la scène de la violence sexuelle commise par Tersites sur Etra — acte d’autant plus douloureux qu’il intervient dans le lieu même du refuge. Momán refuse la moralisation simple : il n’offre ni justification ni catharsis facile. Il met plutôt en lumière la circularité de la violence : le pouvoir la produit, la reproduit, et parfois, celle qui a été victime devient elle-même instrument ou porteur de domination.

Ici la grille foucaldienne d’analyse des rapports de pouvoir éclaire le processus : le pouvoir fonctionne par réseaux et apprentissages ; il dispose de proximités sexy, de menaces implicites, d’échanges d’intérêts. La scène met en évidence l’idée que les structures de domination imprègnent les corps au point que la violence semble constitutive d’un langage relationnel (auquel Tersites a appris à recourir quand tous les autres codes s’effondrent).

En outre, la scène interroge la responsabilité : comment juger un acte commis par un sujet lui-même brisé ? La réponse moraliste serait simple ; la démarche philosophique — que Momán privilégie — est troublante : il faut penser la violence comme symptôme social, tout en maintenant la nécessité du jugement et de la réparation. La zone d’ombre demeure : l’œuvre invite à ne pas effacer la singularité du crime sous le poids de la causalité sociale.

5. Pentesilea, mémoire et solidarité : résistance dans la marge

La figure de Pentesilea — travailleuse du sexe, résistante tacite — incarne une autre logique. Au lieu de répliquer à la domination par la honte ou l’effacement, elle instaure des codes de dignité et d’autonomie. Her name — Pentesilea, renvoyant à l’archétype mythique — suggère une féminité combative, capable de restaurer une forme d’autorité éthique dans la marge.

C’est là que Benjamin rencontre Momán : la « perte de l’aura » décrite par Walter Benjamin face à la reproducibilité technique trouve son pendant dans la vie des personnages réduits au statut d’objets d’échange. Mais Pentesilea affirme une aura paradoxale — non pas l’aura de l’œuvre d’art, mais l’aura de l’existence vécue avec méthode et dignité. Elle nous rappelle que la réparabilité sociale passe souvent par des gestes de communauté et d’entraide qui ne s’inscrivent pas dans les institutions dominantes.

6. Le chat noir, l’accident, la crise ontologique : hallucination et surveillance

La présence récurrente du chat qui parle — doublement signifiante — renvoie à la fois au surnaturel et à la métaphore technologique. Si l’on lit le chat comme avatar d’un dispositif de surveillance (ou d’un algorithme), sa phrase « je suis juste une image dans ton cerveau, mais je peux devenir réel pour tous » est glaçante : elle condense la capacité actuelle des technologies à produire des réalités partagées. Le chat symbolise l’instance qui colonise l’imaginaire, jusqu’à rendre l’intérieur indistinct de l’extérieur.

La suite — la perte de contrôle au volant, l’accident, la plongée dans le coma — a valeur d’allégorie : la matérialité du crash incarne la limite physique où le sujet, saturé d’images et d’intrusions, cesse de fonctionner. C’est la réunion du politique et du biologique : le corps finit par céder sous la pression des dispositifs.

7. Rédemption ? L’hôpital et la pratique du soin comme dernier rempart

Le roman s’achève dans la fragilité d’une chambre d’hôpital où Etra, au chevet de Tersites, accomplit l’action la plus élémentaire et la plus décisive : offrir de l’eau, tenir la main. Momán tient la ligne humaniste de manière minimaliste : la rédemption n’est pas spectaculaire ; elle tient à la persistance des gestes ordinaires. Cette fin correspond à l’idée butlérienne que la reconnaissance de la vulnérabilité partagée peut constituer le fondement d’une éthique politique.

Il y a, aussi, un appel implicite : si les systèmes publics s’effondrent (ou se privatise la preuve de la réalité), la sauvegarde minimale de la dignité humaine passe par le soin interpersonnel et la solidarité. Momán n’illusionne pas le lecteur : la structure de l’injustice demeure. Mais il conserve une hypothèse active : il existe encore des gestes qui, dans leur simplicité, sapent la logique marchande du monde.

8. Littérature comme dispositif philosophique : ce que Momán nous oblige à penser

Pourquoi relire La realidad difusa avec la philosophie contemporaine ? Parce que le roman fait de la littérature un instrument de diagnostic : il transforme scènes et personnages en dispositifs d’alerte. La grande force de Momán est de savoir rendre sensible ce que les analyses théoriques formulent parfois en termes abstraits. Baudrillard, Foucault, Deleuze, Agamben, Butler ne sont pas des figures invoquées par la fiction ; leur pensée devient un prisme pour éclairer l’expérience des personnages — et réciproquement, la charge affective du roman donne chair aux concepts.

La lecture philosophique proposée ici n’épuise pas le texte ; elle l’ouvre. Elle montre comment la question de la « réalité » a basculé : il ne suffit plus de demander si une représentation est vraie ; il faut demander qui fabrique les représentations, selon quels intérêts, et avec quelles conséquences sur les corps et les liens sociaux. Le geste littéraire de Momán est double : dénoncer les mécanismes et, en même temps, garder un espace pour l’éthique minimale du soin.


Conclusion — Un roman nécessaire (et dérangeant)

La realidad difusa se présente comme un roman urgent. Il nous oblige à accepter l’inconfort : non seulement parce que Momán décrit des scènes d’une crudité parfois insupportable, mais parce qu’il nous place face à une question plus lourde encore — celle de notre participation, par négligence ou par confort, au monde des réalités fabriquées. Savoir que nos désirs peuvent être modulés, que nos souffrances peuvent être marchandisées, devrait nous réveiller.

En fin de compte, Momán n’offre pas un programme politique ; il propose une épreuve de pensée : lire, ressentir, penser, puis agir. La philosophie contemporaine nous donne les concepts ; la littérature de Momán nous donne les corps et la douleur. Leur rencontre est féconde : ensemble, elles forgent la compréhension d’une époque où la réalité se disperse — et où la responsabilité, plus que jamais, est un geste.


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